lundi, mars 13, 2017

Une caricature disparue qui fait réfléchir à l’aide de l’État pour les journaux


Marc-François Bernier
Programme de journalisme numérique
Département de communication
Université d’Ottawa

La décision de l’hebdomadaire Le Courrier du Sud de retirer de son site Internet une caricature jugée de « mauvais goût » par le bureau du premier ministre Philippe Couillard arrive au moment où les journaux ont besoin du Gouvernement du Québec pour survivre.

Publiée pour souligner de façon critique et satirique la Journée internationale des femmes, le 8 mars, on y voyait M. Couillard, en djellaba, en train de lapider (sans vraiment l’atteindre) l’ex-député Fatima Houda-Pépin, tout en souhaitant « Bonne fête Fatima ». La référence aux débats sur l’identité québécoise, à la laïcité et au multiculturalisme était sans équivoque. Ce débat oppose vivement M. Couillard et Mme Houda-Pépin.

Le cabinet du premier ministre a jugé la chose de mauvais goût, et en a fait part à la haute direction de TC Transcontinental, rapporte La Presse du 13 mars. La caricature a été aussitôt retirée du site Internet, sans en aviser les lecteurs, même si on la retrouve dans la version papier et sur le journal virtuel en ligne. Le principe de transparence lié à l’imputabilité médiatique aurait voulu que ce soit le journal lui-même qui s’en explique à son public.

Que des gens de tous les milieux interviennent auprès des médias et de leurs journalistes pour faire part de leurs doléances n’est pas une pratique inédite. À ce chapitre, le premier ministre a les mêmes prérogatives que tous les citoyens du 5e pouvoir. Il a même le droit d’y voir la représentation d’un meurtre, pour justifier l’intervention de son entourage. Aux citoyens de juger du bon goût de la caricature et de la recevabilité de l’argument.

Toutefois, de telles doléances provenant des élus et de leur entourage devraient être exceptionnelles, et exprimées publiquement pour éviter d’alimenter les soupçons de connivence entre pouvoirs politiques et médiatiques. Par exemple, en 1998, le cabinet de Jean Chrétien, alors premier ministre du Canada, avait déposé une plainte publique auprès de l’ombudsman de la CBC, qui l’avait rejetée. En 2007, c’était au tour du cabinet du premier ministre Stephen Harper de se plaindre publiquement et formellement de Radio-Canada pour un reportage le mettant en cause.

À l’aide!
Le présent cas soulève d’autres enjeux qui amplifient l’importance du caractère public de telles démarches auprès des médias. Il survient dans un contexte où les journaux sont financièrement fragiles. Plusieurs seraient menacés de disparaître ou ont déjà disparu, et ils sollicitent le Gouvernement du Québec pour leur venir en aide.

En effet, depuis plusieurs mois, la Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec, regroupant 178 journaux (Le Devoir, Groupes Capitales Médias, TC Transcontinental, Hebdos Québec et Quebec Community Newspapers Association), mène des activités de lobbying et plaide sur la place publique afin de bénéficier de certaines aides et de privilèges de l’État. Le Courrier du Sud est une propriété de TC Transcontinental, et fait partie de cette Coalition qui a besoin du gouvernement que dirige M. Couillard.

La Coalition demande plusieurs choses, dont des crédits d’impôt sur les coûts de production de l’information et sur les investissements numériques, une exemption de la contribution sélective au recyclage, l’abolition des taxes de vente pour les journaux et une augmentation du budget gouvernemental pour les placements publicitaires dans les journaux. C’est son volet offensif.

Plus récemment, dans une démarche défensive cette fois, la même Coalition a demandé au Gouvernement du Québec de maintenir l’obligation, pour les municipalités, de publier leurs avis public dans les journaux, contrairement à ce que prévoient deux articles du projet de Loi 122. Cela représente environ 10 millions de dollars par année, qui pourraient échapper à des médias imprimés déjà affaiblis.

Sans verser dans les procès d’intentions aussi stériles qu’injustes, on peut légitimement se demander pourquoi la direction de TC Transcontinental et du Courrier du Sud ont si prestement décidé de retirer en catimini la caricature de leur site Internet, pour une simple question de « mauvais goût ». Pourquoi cela n’a pas été clairement expliqué à leurs lecteurs? Quelles craintes étaient présentes dans l’esprit des gens en position d’autorité? Quels intérêts étaient en cause? Bref, quelle est la rationalité de cette décision? Cela a-t-il un lien avec des affinités politiques, ou encore avec la crainte de nuire aux démarches de la Coalition ?

On comprend assez facilement, ici, les soupçons que soulèvent de telles décisions quand elles ne sont accompagnées d’aucune transparence, d’aucune explication publique.

Quelle aide pour les journaux?
Il ne fait pas de doute que les journaux traversent une grave crise financière, encore que nous n’ayons pas accès à leurs états financiers, le cas du Devoir mis à part. On pourrait néanmoins débattre longuement quant à la pertinence et au bien fondé de certaines des demandes de la Coalition.

Par exemple, la Coalition veut limiter les aides publiques aux médias établis, ce qui nuirait à l’arrivée de la concurrence, alors qu’il existe déjà une importante concentration de la propriété des médias au Québec. On a cruellement besoin de nouveaux médias d’information au Québec, surtout dans les régions orphelines (sans journaux, sans radio ou télévision locales). Les aides publiques devraient aussi encourager la création de médias peu importe la plate-forme retenue.

Pour ce qui est de l’exemption de la contribution sélective au recyclage du papier journal, ne devrait-on pas plutôt modifier les règles pour que chaque média assume sa juste part, rien de plus mais rien de moins? Les coûts du recyclage doivent-ils être considérés une externalité que doivent assumer d’autres acteurs économiques, surtout quand certains journaux débordent de contenus publicitaires et promotionnels, plutôt que de contenus essentiels à la démocratie et au droit du public à l’information?

Le critère qualitatif : l’intérêt public
Mais l’enjeu le plus important, sur le plan démocratique, demeure l’indépendance éditoriale des journaux. À raison, la Coalition insiste sur cette indépendance comme prérequis du rôle démocratique de leurs journaux. C’est pourquoi elle demande des aides qui ne reposeraient sur aucun critère qualitatif. Une telle formule, il est vrai, atténuerait les risques d’ingérence de l’État dans les salles de rédaction, de même que les apparences d’ingérence.

Or, un important critère qualitatif est implicite dès que l’on fait valoir que l’aide publique va aider les journaux à assumer leur rôle démocratique. C’est un engagement à produire et à diffuser des contenus journalistiques d’intérêt public (science, éducation, économie, politique, etc.), plutôt que des faits divers, du sport, des recettes, des articles promotionnels (style de vie, tourisme, automobile, habitation, etc.).

Certes, l’État n’a pas à juger si le journalisme pratiqué est de qualité ou pas, mais il peut s’assurer que son aide favorise des contenus d’intérêt public liés à des thématiques souvent délaissées par des médias, parce que non rentables. Cela peut se faire notamment par un monitoring des contenus produits, pour voir si l’aide publique a conduit à des articles et reportages d’intérêt public. On pourrait aussi exiger que les patrons des journaux produisent un rapport annuel public pour faire état des retombées de cette aide venue directement ou indirectement des contribuables.

Indépendance, transparence et imputabilité
Il faut fort probablement venir en aide aux médias qui produisent et diffusent de l’information essentielle à la démocratie, c’est-à-dire une information d’intérêt public, véridique, rigoureuse et exacte, équitable et intègre. Il faut de plus favoriser la plus grande diversité médiatique qui soit, pour que chaque média puisse palier aux angles morts de leurs concurrents, inaptes à l’autocritique le plus souvent (c’est La Presse qui nous révèle ce que ne disait pas Le Courrier du Sud).

Le défi est de trouver un mode de distribution des aides publiques qui favorise l’information démocratique, sans financer des contenus journalistiques promotionnels ou ludiques.

Peu importe le modèle de distribution qui pourrait être éventuellement retenu, il va inévitablement alimenter de légitimes soupçons de connivence entre pouvoirs politiques et pouvoirs médiatiques, si tous les acteurs continuent de se parler et à agir en secret, sans transparence ni imputabilité.

Le retrait plus que discret de la caricature jugée de « mauvais goût » nous aura au moins rappelé à ces principes fondamentaux que sont l’indépendance, la transparence et l’imputabilité des médias dans les rapports qu’ils entretiennent forcément avec les élus et leur entourage.

13 mars 2017