vendredi, novembre 07, 2014

Indépendance journalistique au Québec : le problème existe et il faut le regarder en face


Marc-François Bernier
Professeur titulaire
Département de communication
Université d’Ottawa
mbernier@uottawa.ca


Dans une lettre ouverte largement diffusée, le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Pierre Craig, a affirmé que « s’il y avait un problème d’influence indue sur l’ensemble des médias du Québec… on le saurait ! ». Alors, « sachez-bien que nous savons », comme le chantait Sylvain Lelièvre.

Encore faut-il vouloir le savoir.

Une recherche minimale permet facilement de repérer des publications tantôt scientifiques, tantôt destinées au large public, qui documentent l’existence d’un réel problème d’indépendance journalistique au Québec. Ces publications résultent de recherches menées depuis 2007, dans mon cas à tout le moins, auprès de plusieurs centaines de journalistes québécois. Cela sans compter les témoignages troublants qui émergent ici et là depuis plusieurs années, notamment lors de congrès annuels de la FPJQ.

Ces centaines de journalistes de tous les horizons médiatiques et géographiques méritent qu’on les écoute si on veut parler en leur nom. Si on veut les aider.

Quand on leur permet de s’exprimer librement et confidentiellement afin de leur éviter des représailles - patronales, syndicales ou corporatistes – de très nombreux journalistes affirment qu’il existe, au sein de leur média, des problèmes d’autocensure et des pressions indues qui pèsent sur l’intégrité de l’information. Dans bien des cas, des pressions économiques sont en cause.

Des données probantes
Dans le cadre d’une récente enquête réalisée pour le compte du Conseil de presse du Québec, et qui a fait l’objet d’un long texte dans Le Devoir, j’ai constaté que seulement près du tiers des journalistes estiment que les contraintes d'ordre économique (publicitaires, commerciales, corporatives, etc.) n'ont jamais généré de pression sur leur travail. Ils sont plus de 23 % à dire que cela arrive régulièrement ou souvent, alors que près de la moitié des répondants (46 %) déclarent que cela arrive rarement. Bref, près de 70 % des journalistes de ce vaste échantillon font état de telles pressions, dont l’intensité et le poids mériteraient d’être mieux évalués bien entendu.

De même, près de 30 % sont plutôt d'accord pour dire que le contenu journalistique de leur média est influencé de façon indue par les relations que les dirigeants de leur média (cadres non affectés à l'information) entretiennent avec des gens d’affaires, des décideurs politiques ou des acteurs de la communauté.

De plus, un peu plus de 12 % des journalistes affirment que, dans leur média, il arrive régulièrement ou souvent qu'on récompense un achat publicitaire par un article, un reportage ou un autre contenu réalisé par un journaliste. Une mince majorité (51 %) affirme que cela n'arrive jamais.

Ajoutons à ce tableau sommaire les pressions liées au fait d’appartenir à un groupe médiatique, ce qui exige une loyauté parfois contraire à l’autonomie journalistique et à la liberté d’expression. Voilà un enjeu concret et quotidien relié à la question de la liberté de la presse.

Pour l’indépendance journalistique, de telles données sont loin d’être anecdotiques. Elles proviennent de 397 journalistes syndiqués, pigistes et cadres de l’information. Elles sont dans la continuité de résultats obtenus en 2007, auprès de 385 journalistes syndiqués.

En science, on parle de données probantes. Elles doivent être prises en compte à chaque fois qu’on aborde la question de l’indépendance journalistique.

On devrait sans doute chercher à en savoir plus, avec plus de précision, peut-être aussi avec plus de nuances. Chercher aussi à mieux connaître les mécanismes par lesquels l’influence peut percoler de la haute direction jusqu’aux journalistes du terrain. Je parle ici de « cinétique de l’influence », pour emprunter un terme courant en pharmacologie. On peut donc souhaiter en savoir davantage, mais on ne devrait jamais ignorer cette réalité.

Si on souhaite par ailleurs réfuter de telles données, il faut proposer des recherches encore plus éclairantes, plus solides, et  tous seront gagnants. Cependant, des arguments d’autorité ne suffisent pas quand on prend cette question au sérieux.

Question d’intégrité
Que les journalistes ne soient pas en mesure de contrer des pressions qui s’exercent sur eux ne signifie pas qu’ils manquent automatiquement à leur devoir d’intégrité, qui est une valeur éthique complexe. En journalisme, l’intégrité ne se limite pas seulement à des questions de conflit d’intérêts, elle englobe aussi l’honnêteté intellectuelle, le plagiat, le respect de la parole donnée, etc.

En matière d’indépendance journalistique, les journalistes disent aux mêmes qu’elle est battue en brèche, notamment pour des raisons économiques. Le plus souvent, il est fait référence aux pressions économiques que des annonceurs privés et publics exercent auprès des gestionnaires de médias, pressions qui percolent plus ou moins subtilement jusqu’au niveau des journalistes. À leur insu bien souvent.

Au contraire de cette pression insoutenable pour un individu, c’est dans la décision volontaire et consciente de ne pas respecter l’éthique et la déontologie du journalisme que s’inscrit la faute relative à l’intégrité comme à d’autres normes fondamentales du métier (vérité, rigueur, exactitude, équité, etc.).

Bien entendu, la situation varie d’un groupe médiatique à l’autre. Elle n’est pas la même à la radio publique que dans des hebdomadaires des régions. Mais les résultats de recherches menées auprès de deux échantillons d’environ 400 journalistes ne peuvent mentir.

Comme le répétait mon directeur de thèse, le défunt Vincent Lemieux, en sciences, les faits sont têtus et les discours doivent se soumettre à eux. Il y a au Québec un problème important d’indépendance journalistique, dont souffrent les journalistes et le public. Il faut l'admettre dans un premier temps et chercher des solutions par la suite. La dénégation alourdit le fardeau qui pèse sur les journalistes en quête de soutien.

Accepter le débat est nécessaire
Les médias d’information sont au nombre des institutions sociales, économiques, culturelles et démocratiques incontournables de nos sociétés. Comme toute institution,  ils ne doivent pas échapper au nécessaire débat public et à la critique. Le voudraient-ils qu’ils ne pourraient plus le faire, maintenant que les citoyens ont le pouvoir de se prononcer (avec excès souvent) sur le travail des médias et de leurs journalistes.

Il est fort compréhensible que les médias puissent difficilement exercer publiquement une certaine autocritique substantielle, documentée et impartiale. Cela est difficile à la fois par le devoir de loyauté de journalistes salariés à l’endroit de leur employeur, et par le jeu de la concurrence qui a pour effet d’encourager une couverture médiatique sélective et partiale.

C’est pourquoi les médias et leurs journalistes devraient accueillir avec davantage de célérité et de décentration les conclusions de travaux de recherche qui les concernent, même quand ces conclusions sont douloureuses. Le plus souvent, de telles recherches contribuent positivement au droit du public à l’information eu égard à des acteurs sociaux influents. Elles révèlent ou confirment des facteurs qui peuvent nuire au droit du public à une information diversifiée, de qualité et intègre.

On observe cependant une réticence, voire une occultation. Cela se manifeste aussi bien dans le cadre des activités d’associations syndicales ou professionnelles de journalistes que dans la production et la diffusion de contenus médiatiques destinés au grand public. Parfois, ce sont certains lieux de recherche financés par des groupes médiatiques qui contribuent à évacuer des questions importantes.

Cela n’est pas sans effet. Outre des affirmations générales, des pétitions de principe, des critiques vagues et impressionnistes, il est très difficile, au Québec, de tenir des débats substantiels, rigoureux et critiques relativement à certaines pratiques médiatiques. Il en va ainsi pour la question de l’indépendance journalistique.

L’irruption de Pierre-Karl Péladeau dans la vie politique a relancé le débat sur cette question. Mais cet enjeu a aussitôt été pris en otage de considérations et de joutes partisanes et corporatistes. Les difficultés concrètes de centaines de journalistes ont été instrumentalisées par les uns, ignorées par les autres.


Qui aidera ces journalistes à faire le travail qu’ils souhaitent sincèrement faire, et à mieux servir le droit du public à une information intègre, si on refuse même de regarder le problème en face?