vendredi, mars 18, 2005

Départ de Jeff Fillion: La région de Québec doit se livrer à un sérieux examen de conscience

Analyse publiée dans le quotidien Le Soleil du vendredi 18 mars 2005, p. A13


Bernier, Marc-François

À la suite du spectaculaire suicide radiophonique de Jean-François Fillion, la région de Québec a grand
besoin de faire un très sérieux examen de conscience afin que l'intimidation, l'intolérance et la violence
verbale ne soient plus jamais la matière première du succès économique d'un média.

C'est qu'une forme de terreur a régné pour ceux qui se sont trouvés, un jour ou l'autre, dans la mire du
Robespierre radiophonique. Au lieu de favoriser la liberté d'opinion pour tous, son équipe et lui ont cherché
à faire taire les voix dissidentes, en les attaquant dans leur honneur et leur réputation dans certains cas.
Maintenant que la tempête semble être passée, il est impératif de réfléchir aux événements, sans
complaisance. Il n'est pas normal, dans une société démocratique et pluraliste, que le simple fait de diverger
d'opinion avec des animateurs radiophoniques fasse de qui que ce soit un "ennemi du peuple", aux trousses
duquel on lâche la meute.

La réflexion ne doit épargner aucun de ceux et celles qui ont, directement ou indirectement, oeuvré au
succès commercial de cette machine qui carburait aux attaques personnelles. Une machine qui a contribué,
ces dernières années, à faire régner un climat de peur chez ceux qui ne partageaient pas la même vision
réactionnaire de la société que les artisans matinaux de CHOI.

Cette remise en question vise en premier lieu la direction de Genex qui n'a pas hésité à miser sur cette
formule pour s'enrichir aux dépens des autres. Genex a fait sur les ondes la même chose qu'elle encourage
sur les patinoires, promouvoir la violence et l'intimidation. À la différence que les protagonistes sur la glace
sont volontaires pour se démolir mutuellement, ce qui n'était pas le cas des victimes de Fillion et de son
équipe.

Genex doit nous dire jusqu'où elle est disposée à aller pour maximiser ses profits aussi bien à titre
d'entreprise de radiodiffusion qu'à titre de propriétaire de club de hockey ou d'éditrice de magazines.

Les gens d'affaires

Mais l'examen de conscience ne doit pas épargner les gens d'affaires qui ont encouragé la montée d'un
discours réactionnaire, aux limites du racisme et de la xénophobie dans certains cas. Tous ceux qui ont
choisi de privilégier le créneau horaire matinal pour vendre qui leurs meubles, qui leurs voitures, qui leur
bière doivent maintenant se demander combien de vies brisées, combien d'attaques à la dignité humaine et à
la réputation, combien de demi-vérités sont-ils prêts à encourager pour atteindre leurs objectifs de vente. La
Chambre de commerce de Québec aurait intérêt à rappeler la notion de responsabilité sociale à ses
membres...

Les politiciens

La réflexion critique vise aussi les politiciens, tous partis confondus, qui ont encouragé cette violence
verbale, cette intimidation, ces attaques à la dignité humaine. Dans certains cas, c'est un réflexe de prudence
et la peur d'être broyés par la machine qui a inspiré leur consentement silencieux. Dans d'autres cas, c'est le
partage d'une idéologie de droite qui est en cause. Finalement, il y a le simple calcul politique à courte vue
de ceux qui ont ainsi pu recueillir des milliers de votes. Mais tous les élus qui ont refusé de dénoncer
vertement les excès radiophoniques nous ont montré qu'ils acceptent parfois de sacrifier les droits et libertés
de leurs électeurs pour servir leur intérêt immédiat.

Les critiques sociaux et les intellectuels

De même, on peut se demander où se sont réfugiés les critiques sociaux et les intellectuels de la région de
Québec pendant que passait la tempête radiophonique. Avons-nous été à la hauteur de nos responsabilités
sociales et morales ? Avons-nous offert une critique forte, sérieuse, articulée afin d'offrir à nos concitoyens
un peu de l'éclairage essentiel à la vie en société ? Avons-nous déserté le pont et les vagues cinglantes pour
nous réfugier dans de confortables cabines ? Et que dire de ceux qui ont explicitement encouragé ces excès
au nom d'une conception déraisonnable de la liberté d'expression ?

Le public

Le public a aussi sa part de responsabilité, lui qui a ni plus ni moins accepté de se soulager des nombreuses
frustrations quotidiennes, que nous subissons tous au demeurant, en se défoulant sur des victimes incapables
de se défendre.

On peut comprendre le profond ressentiment qui habite ceux qui sont à la fois déroutés par la complexité de
la vie sociale mais assez lucides et intelligents pour se rendre compte que le fonctionnement et les règles de
la société ne les avantagent pas, pour toutes sortes de raison. On peut aussi comprendre que plusieurs soient
aux prises avec un profond mal de vivre quand leur sentiment de la justice et leur conception de l'équité
sociale sont contrariés par les innombrables aberrations de nos systèmes politique, juridique, économique,
etc.

Fallait-il pour autant laisser CHOI exploiter ce ressentiment et conduire des dizaines de milliers d'auditeurs
dans un cul-de-sac alors qu'une critique sérieuse, documentée et rigoureuse des problèmes sociaux aurait pu
leur insuffler le goût de s'impliquer dans l'action et les réformes ?

Géant aux pieds d'argile

Il aura fallu qu'une jeune femme décide d'aller jusqu'au bout, qu'une jeune femme refuse de troquer sa
dignité contre quelques malheureux milliers de dollars, qu'une jeune femme se tienne debout, tout
simplement, pour que s'effondre le géant aux pieds d'argile.

Ce procès fort médiatisé est venu mettre le dernier clou au cercueil de l'animateur dont l'étoile a
véritablement commencé à pâlir l'automne dernier, quand il est devenu la risée de l'animateur Guy A.
Lepage lors de l'émission Tout le monde en parle. Malgré toute la couverture médiatique qui avait été
consacrée à Jean-François Fillion dans la région de Québec, il aura fallu que les grands médias montréalais
se mettent de la partie pour que bon nombre de gens de la région de Québec constatent l'étendue des dégâts.
Il faut ajouter à cela la décision du CRTC de ne pas renouveler la licence accordée à Genex. À ce chapitre,
il est faux de dire que le CRTC a voulu empêcher l'animateur Fillion de gagner sa vie comme le prétend ce
dernier. Le CRTC a simplement constaté que Genex refusait de respecter les règles du jeu.

L'ex-animateur Fillion affirmait encore, la semaine dernière, être la victime d'une conspiration de la
"gauche". Il serait plus juste de dire qu'il a été victime de son aveuglement, de son incapacité de vivre dans
une société progressiste et complexe. Il pourrait même se réjouir d'avoir pu y gagner grassement sa vie
pendant quelques années, le temps que ses victimes reprennent leurs esprits et décident de ne plus se laisser
traiter comme de la chair à cote d'écoute.

En jouant lucrativement le jeu de son employeur, Fillion a commis un suicide professionnel, un suicide
radiophonique dans son cas. Le fait de tenter éventuellement sa chance à la radio numérique ne pourra pas
davantage le protéger de son pire ennemi : lui-même.

Incapable de reconnaître réellement ses erreurs et de s'amender, ou incapable tout simplement de faire de la
bonne radio sans y assassiner symboliquement ceux qui ne partagent pas son point de vue, l'animateur a
flanché à son premier vrai contact avec les conséquences de ses actes.

On peut chercher pendant quelque temps à se réfugier dans un monde parallèle comme d'autres dans des
paradis artificiels, mais la réalité nous rattrape tous un jour ou l'autre.

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