dimanche, novembre 27, 2005

Les sources anonymes comme vecteurs de désinformation

Les sources anonymes comme vecteurs de désinformation

Par Marc-François Bernier (Ph. D.)
Professeur de journalisme à l’Université d’Ottawa (Canada), l’auteur a publié notamment Éthique et déontologie du journalisme (Presses de l’Université Laval, 2004) et a consacré sa thèse de doctorat à l’analyse stratégique du recours aux sources anonymes chez les journalistes en fonction à l’Assemblée nationale du Québec. (Les Fantômes du Parlement, Presses de l’Université Laval, 2000).


On ne sait pas si la journaliste du New York Times, Judith Miller, a vraiment passé 85 jours derrière les barreaux pour protéger l’identité d’une source confidentielle ou, plus vraisemblablement, afin d’éviter de devoir expliquer pourquoi elle a permis à des membres de l’administration Bush, sous le couvert de l’anonymat, de tromper le public américain relativement à la présence d’armes de destruction massive en Irak. Une chose est cependant certaine, les journalistes qui usent, sinon abusent du recours aux sources anonymes deviennent souvent des vecteurs de désinformation.

Depuis les années 1970, l’épisode du Watergate est devenu un archétype du journalisme d’enquête dévoué à la démocratie, à la lutte contre le mensonge et les abus du pouvoir, grâce au presque mythique Deep throat, dont l’identité n’a été révélée que ces derniers mois par le principal intéressé.

Toutefois, les enquêtes sociologiques indiquent le plus souvent que les sources d’information qui demandent aux journalistes de taire leur identité sont loin d’avoir un réel souci de l’intérêt public et n’hésitent pas à mentir afin de tromper ou manipuler le public. Cela est vrai aussi bien à Paris qu’à Londres, à Washington qu’à Ottawa ou à Québec. Voilà donc un bel invariant culturel!

Ainsi, André Peyrefitte raconte dans ses mémoires (1994) que le Général de Gaulle lui avait permis, à titre de Ministre de l’Information, de « distiller à dose homéopathique » ses confidences. « Il jouait avec les fuites qu’il m’autorisait à faire. C’étaient autant de ballons d’essai. Il voyait ensuite comment ajuster son texte pour éviter de trop gros remous. C’est ainsi qu’il transformait en auxiliaires de son action son porte-parole, les journalistes à travers celui-ci, et le public à travers les journalistes » (p.161). Plus loin, il revient sur sa méthode des « fuites préalables » qui « ne diminue pas le suspense, elle l’augmente, tout en offrant quelques chances d’émousser l’indignation, non, certes, des commentateurs, mais du public, qui se dit: “On le savait déjà” ».

Par ailleurs, la connivence des journalistes du Lobby britannique avec les élus a fait l'objet d'un examen attentif par trois auteurs qui montrent comment le gouvernement britannique est ainsi parvenu à tromper l’opinion publique. Cockerell, Hennesy et Walker (1984) ont comparé des comptes-rendus journalistiques avec des documents officiels pour constater que les porte-parole de différents premiers ministres britanniques ont caché la vérité et fait diffuser des mensonges en jouissant de l'anonymat. Ce travail a été mené pour trois études de cas historiques portant sur la fabrication de la bombe atomique, les restrictions relatives à l'immigration et la dévaluation de la Livre Sterling en 1949. Les auteurs y montrent comment les affirmations anonymes étaient contraires à la vérité dans plusieurs cas.

La guerre des Falkland a aussi fait l'objet d'une analyse et les auteurs montrent à nouveau comment l'anonymat accordé aux sources politiques, parfois même au Premier ministre Margaret Thatcher, a permis de tromper la population à propos de questions qui ne mettaient aucunement en jeu la sécurité nationale, mais servaient plutôt bien les intérêts politiques et partisans du gouvernement conservateur. Selon ces auteurs, il arrive parfois que des informations communiquées sous le couvert de l'anonymat soient démenties publiquement, en Chambre, par les mêmes qui les ont communiquées lors de rencontres informelles avec les journalistes (p.166).

Au Québec, nos propres recherches ont démontré que les spéculations des journalistes, qui ont lieu quelques jours avant l’annonce de la formation d’un nouveau conseil de ministres et qui reposent uniquement sur des sources anonymes proches du Premier ministre, que l’on prétend « bien informées », sont erronées dans des proportions variant entre 20 % et 70 %. Les cas où de fausses informations ont pu être diffusées grâce à l’anonymat accordé par les journalistes ne sont pas exceptionnels.

On pourrait allonger sans fin la liste des cas où les sources anonymes ont volontairement trompé le public, grâce à la collaboration parfois naïve, parfois complaisante ou complice, de journalistes avant tout intéressés à publier en exclusivité une « bonne histoire » sans trop se questionner quant à sa véracité.

Des motivations douteuses
Pourtant, des enquêtes sociologiques ont permis d’identifier que les motivations des sources qui demandent à jouir de l’anonymat sont rarement altruistes. Selon Stephen Hess, elles cherchent notamment à mousser leurs propres réalisations, à se faire du crédit auprès des journalistes en espérant un retour de l’ascenseur, à faire avancer des dossiers en provoquant un déblocage en raison de la réaction de l’opinion publique, à causer du tort aux adversaires, à tester les réactions du public face à certaines politiques ou décisions, mais aussi, heureusement, à dénoncer des situations inacceptables ou scandaleuses.

Si les sources anonymes ont autant de succès auprès des journalistes, c’est que ceux-ci n’ont pas une pleine autonomie dans le jeu stratégique de la communication publique. Au contraire, aux prises avec un contexte médiatique hyperconcurrentiel, sans doute aussi soucieux de se démarquer de leurs collègues et de faire preuve de compétence, les journalistes ont de pressantes obligations de production de nouvelles et reportages qui les encouragent à accepter de marchander sur ce qu’on pourrait nommer le « marché noir » de l’information. Ils doivent transiger et coopérer avec des sources qui détiennent des informations, certes, mais qui cherchent avant tout à satisfaire des objectifs particuliers et non l’intérêt général ou encore le droit du public à une information de qualité. Les journalistes ne veulent certes pas tromper le public, mais ils le font néanmoins souvent en raison de leur empressement à satisfaire des besoins immédiats dans le cadre de transactions auxquelles le public est souvent le tiers absent qui écope.

Ces dernières années, on a vu avec quel cynisme, mais aussi avec quelle complicité d’une grande partie de la classe journalistique américaine, l’administration Bush a réussi à induire les Américains en erreur quant à la menace réelle que faisait peser Saddam Hussein sur le Moyen-Orient. Une telle stratégie de désinformation ne peut-être possible que si les journalistes sont trop empressés de publier le plus de « contenu » possible, le plus vite possible, afin de servir leur propre notoriété personnelle (qui se monnaye beaucoup aux États-Unis) tout en favorisant leur média. Cela est encore plus vrai et inquiétant lors de crises sociales ou des épisodes d’activités politiques intenses (élections, référendum, courses au leadership) qui amplifient la portée des enjeux et privilégient la présence de sources anonymes aux motivations douteuses, mais qui savent tirer partie d’une concurrence exacerbée pour faire diffuser des énoncés qui ne rencontrent pas les critères de qualité reconnus en journalisme (vérité, rigueur, exactitude, équité, intégrité).

La réflexion éthique s’impose
Certes, il survient des circonstances où le journaliste soucieux de servir le droit du public à une information de qualité – c’est-à-dire véridique et relevant de l’intérêt public plutôt que de la recherche du sensationnalisme – devra déroger à la déontologie professionnelle, laquelle lui prescrit portant d’identifier ses sources d’information afin que le public puisse exercer un jugement éclairé quant aux compétences, aux motivations et à la crédibilité de ceux qui jouissent de l’anonymat.

C’est ici que la réflexion éthique s’impose. Elle permet de soupeser les options qui s’offrent au journaliste. L’éthique peut alors le guider vers la prise en compte de critères précis afin que l’anonymat ne soit pas accordé au détriment du public qu’il prétend servir.

Entre autres considérations, il doit se demander si la source risque vraiment des représailles advenant son identification, en plus de vérifier si elle est vraiment la seule façon d’obtenir l’information recherchée (des documents existent peut-être ou d’autres sources qu’il pourrait identifier). Il doit aussi se demander s’il ne devient pas le complice de règlements de compte lorsque l’information vise des individus qui seront alors incapables de se défendre convenablement contre des accusateurs fantômes, ce qui serait contraire au principe d’équité que l’on retrouve dans bon nombre de textes déontologiques.

Ce n’est qu’au terme d’un processus de délibération éthique que le journaliste décidera s’il est justifié et justifiable, dans ce cas particulier, de déroger aux règles déontologiques qui le gouvernent. Cette réflexion lui permettra également de se justifier publiquement afin de convaincre qu’il n’a pas cédé à des impératifs douteux, qu’il n’a pas tout simplement choisi de transgresser à la déontologie afin d’obtenir des avantages personnels au détriment du droit du public à une information de qualité.

Si on veut protéger la société contre les opérations de désinformation que manigancent bon nombre d’acteurs sociaux d’importance, surtout en période de crise sociale, il faut tenir compte des données probantes que la recherche a pu mettre au jour ces dernières décennies et favoriser chez les journalistes une réelle réflexion éthique.

Il ne saurait être question de leur accorder un droit absolu à protéger l’identité de leurs sources d’information compte tenu des menaces que cela fait peser sur le droit du public à l’information.

S’il est préférable que la loi et les juges qui l’interprètent accordent une immunité relative et ne forcent les journalistes à identifier leurs sources que dans des circonstances exceptionnelles, il serait excessif et injustifié de faire de sorte que les journalistes puissent jouir des protections liées au secret professionnel, comme certains le suggèrent.

Outre le lourd relent de corporatisme qu’une telle revendication implique, il faut mettre en évidence qu’elle aurait des effets désastreux sur le droit du public à l’information. En effet, plus rien, alors, ne pourrait freiner les entreprises de désinformation dont les journalistes sont souvent les vecteurs involontaires dans les meilleurs cas, mais aussi parfois les complices.

Par ailleurs, la déontologie reconnaît que le journaliste qui est victime d’une opération de désinformation n’a pas l’obligation de protéger l’identité d’une source fantôme qui a volontairement manipulé et trompé le public. Il conviendrait donc que les journalistes, au nom du droit du public à l’information, dénoncent de temps à autre l’identité de ceux qui les ont bernés afin d’aviser le public de se méfier de ceux qui cherchent à le manipuler.

En dernier lieu, il revient au public de se montrer très méfiant à l’endroit des sources fantômes qui hantent les pages des journaux et les sites Internet, ou qui infiltrent les reportages de la radio et de la télévision. Le public doit savoir que les journalistes ne sont pas toujours en mesure de le protéger contre la propagande et la désinformation. Pire, il arrive parfois que des journalistes ne soient pas motivés à protéger le public contre ceux qui veulent le tromper…
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mardi, novembre 08, 2005

Pratiques novatrices en journalisme, relations publiques et publicité

Le groupe de recherche sur les Pratiques novatrices en communication publique (http://www.pncp.ca/) vient de publier son premier ouvrage collectif aux Presses de l'Université Laval.

Résumé :
Des pratiques radicalement nouvelles apparaissent dans notre système médiatique. À côté des professionnels du journalisme, les relationnistes et publicitaires ainsi qu’une foule de nouveaux acteurs contribuent à redéfinir l’espace de la communication publique. Après avoir rappelé les règles de « l’ordre ancien », ce livre pointe quatre transformations majeures : le retour en force de l’opinion dans les nouvelles, l’influence de la concentration de la presse sur les contenus journalistiques, l’apparition de nouveaux produits médiatiques à vocation d’abord promotionnelle, la multiplication dans les médias des messages à double identité (publi-reportages). Dans une approche à la fois concrète et résolument exploratoire, les cinq auteurs cherchent à décrypter le nouveau jeu des catégories de messages publics qui est aujourd’hui proposé aux citoyens.

dimanche, octobre 16, 2005

Les mythes professionnels actuels des journalistes français

Les mythes professionnels actuels des journalistes français

par Jacques Le Bohec

Département Humanités
UTBM - Site Sévenans
90010 Belfort Cedex - France
03.84.58.31.75.
Email : jacques.le-bohec@utbm.fr

« Il y a un décalage entre l'image que les gens ont de vous et la façon dont... enfin, dont ça se passe réellement. Parce que je crois qu'il y a toujours ce cliché du journaliste reporter qui court partout... qui voyage... qui rencontre plein de gens... qui écrit. Il y a un mythe quand même, le mythe est toujours très fort, très vivant » (Agnès)1 .

« Cette chasse aux mythes, la dénonciation comme non fondés dans les faits des mythes véhiculant des représentations : voilà la tâche des sciences... », Norbert Elias2.

Au premier abord, parler de mythes à propos des journalistes français peut paraître incongru et déplacé. Le sens commun ne nous convie-t-il pas à employer cette notion pour décrire uniquement des populations primitives, archaïques, ignorantes, vivant dans un recoin de l'Antiquité ou une contrée perdue du Tiers Monde ? Ne s'agit-il pas en effet d'une catégorie d'individus dotés d'un grand prestige, d'un niveau scolaire et d'une origine sociale plus élevés que la moyenne, et à laquelle on prête habituellement la capacité de dire la vérité sur ses propres pratiques ? En outre, vu qu'ils diffusent une grande quantité de nouvelles, les journalistes apparaissent immédiatement comme savants et compétents. Comment peut-on, dans ces conditions, persister dans l'idée saugrenue qu'ils adhèrent à des mythes, concernant leur propre milieu professionnel qui plus est, alors qu'ils sont censés mieux le connaître que tout autre puisqu'ils y évoluent quotidiennement ? C'est pourtant ce défi au sens commun que nous avons tenté de relever dans un ouvrage récent3.

(cliquer sur le titre pour lire le reste de l'article)

mercredi, août 17, 2005

Radio-Canada est-elle devenue le vivier du Parti libéral du Canada?

Radio-Canada est-elle devenue le vivier du Parti libéral du Canada?
Marc-François Bernier
Professeur agrégé
Département de communication
Université d’Ottawa


Bien au-delà de la controverse sur ses allégeances politiques actuelles ou passées, la nomination de la journaliste radio-canadienne Michaëlle Jean au poste de gouverneure générale du Canada soulève à nouveau la question des liens qui existent entre la société d’État et le gouvernement fédéral, pour ne pas dire le Parti libéral du Canada. Au point qu’on peut se demander dans quelle mesure la SRC n’est pas en voie de devenir le vivier du PLC et, au Québec, des troupes fédéralistes.

Cela devrait inquiéter tous ceux (souverainistes, fédéralistes et indécis) qui croient à l’indépendance de cette institution si importante pour la qualité du débat public et des choix démocratiques. En effet, de telles nominations ont toujours un contenu partisan qui mine la réputation de la SRC et alimente l’argumentaire de ses nombreux détracteurs. Les gains politiques du gouvernement Martin risquent de coûter cher en perte de confiance envers la SRC.

Il est étonnant de constater que dans un pays comptant plus de 31 millions de citoyens, les quatre gouverneurs généraux nommés par les libéraux depuis 1984 aient en commun d'avoir fait carrière à Radio-Canada ou CBC (Jeanne Sauvé, Roméo Leblanc, Adrienne Clarkson et Michaëlle Jean). Il n’est pas question ici de contester la valeur de ces personnes, mais bien de se pencher sur une relation douteuse entre le gouvernement fédéral et une institution majeure qui doit préserver toute sa crédibilité si elle veut survivre.

Dans un récent ouvrage intitulé « L’ombudsman de Radio-Canada, protecteur du public ou des journalistes? » (Presses de l'Université Laval, 2005), j’ai analysé la correspondance entre le public québécois et la SRC. Cette recherche révèle notamment que plusieurs citoyens doutent déjà de l’indépendance, sinon de l’intégrité des journalistes radio-canadiens face au pouvoir politique d’Ottawa.

L’analyse a permis de constater que pour de nombreux plaignants, Radio-Canada est encore une institution fédérale dévouée à l’unité nationale. Certains contestent cette mission au nom de l’équilibre, de l’indépendance et de l’objectivité journalistique alors que d’autres voudraient que cette mission soit encore plus visible, au nom de la « cause » de l’unité canadienne.

Certes, l’orientation souverainiste alimente parfois la suspicion des plaignants, mais cela ne réfute pas tous leurs griefs pour autant. De plus, l’observateur doit tenir compte de plusieurs données qui accréditent cette suspicion quant à l’indépendance politique de la SRC dans un contexte où près de la moitié des électeurs québécois sont souverainistes et considèrent les forces fédéralistes comme des adversaires politiques.



Liens politiques

Faut-il s’étonner de constater que les journalistes de la Société Radio-Canada soient souvent objets de critiques en rapport avec la question de l’unité nationale compte tenu que le mandat de cette société d’État a longtemps été de la favoriser? Il y a aussi le fait que les libéraux de Pierre-Elliot Trudeau n’ont jamais caché leur intention d’en faire un média opposé au mouvement indépendantiste québécois. De plus les dirigeants de cette société d’État, désignés par le Premier ministre canadien, ont souvent une expérience politique et partisane, comme l’observait Arlan Gates du groupe Friends of Canadian Broadcasting.

Par ailleurs, dans le cadre des entrevues menées pour la recherche, un des ombudsmen de la SRC a révélé que pour plusieurs « de la maison », Radio-Canada était toujours considérée comme une télévision d’État plutôt que comme une télévision publique, laissant clairement entendre que les pressions politiques sont encore persistantes.

La question de l’ingérence politique à Radio-Canada a été dénoncée depuis plusieurs décennies. L’historien Alain Canuel relate que la crédibilité de Radio-Canada a été entachée dès le plébiscite sur la conscription de 1942, quand ses dirigeants ont refusé de donner l’accès gratuit aux ondes aux tenants du NON, alors que les tenants du OUI y avaient droit, afin de ne pas compromettre l’unité nationale.

Les chercheurs Denis Monière et Julie Fortier soutiennent pour leur part que les pressions politiques ont toujours été présentes afin que Radio-Canada œuvre à l’unité nationale. Ils citent l’ex-ministre fédéral des Communications, le conservateur Marcel Masse, qui a modifié le mandat de la SRC de façon à ce que celle-ci n’ait plus l’obligation de promouvoir l’unité nationale car cela « ouvrait la porte à une ingérence intolérable (…). Des gouvernements libéraux qui nous ont précédés demandaient à Radio-Canada des comptes sur le nombre de séparatistes qui assuraient ou non la promotion de l’unité canadienne ». Rappelons que ces mêmes libéraux sont au pouvoir depuis 1993.

En 1991, on a donc changé le mandat de la SRC qui ne doit plus servir l’unité nationale mais plutôt « l’identité canadienne ». Ce changement n’est peut-être que cosmétique car les deux concepts sont souvent associés. Ainsi, le premier ministre canadien Lester B. Pearson avait fait de la mise en valeur de l’identité canadienne une des conditions de l’unité nationale entre ce qu’il nommait alors les deux peuples fondateurs du Canada. Par ailleurs, Patrimoine Canada établit un rapport étroit entre le drapeau canadien comme symbole d’identité et d’unité nationale.

Pour sa part, l’actuel président-directeur général de la SRC, Robert Rabinovitch, affirme l’importance de favoriser l’identité nationale qui est la « raison d’être » de la SRC, tandis qu’une ex-présidente du conseil d’administration, Guylaine Saucier (dont le nom a circulé pour succéder à Mme Clarkson), écrivait en 2000 que : «… de toutes les institutions d’importance qu’a créées le Canada, aucune autre que Radio-Canada ne constitue un instrument aussi unique et essentiel pour maintenir les valeurs partagées, favoriser une compréhension commune et promouvoir l’unité du pays. L’arrivée du nouveau millénaire nous encourage tous à Radio-Canada à redoubler d’efforts pour élargir et conserver nos auditoires et servir le mieux possible l’intérêt national.»

Même le Syndicat des journalistes de Radio-Canada s’inquiète parfois des atteintes à l’indépendance de l’information en raison d’influences politiques. Ainsi, en avril 1993, il interpelle le directeur général des programmes d’information pour protester contre l’embauche, à CBV Québec, de l’ex-attachée de presse du ministre conservateur fédéral responsable de la région. Dans une lettre trouvée en annexe d’un rapport annuel de l’ombudsman, le syndicat fait valoir que la règle exige un «purgatoire» de deux ans alors que la candidate n’a quitté ses fonctions partisanes que depuis 13 mois. Le syndicat « estime, pour la sauvegarde de la crédibilité du travail exercé à la SRC, que cette décision doit être révisée », ce qui ne se produira pas puisque la journaliste est toujours au service de la SRC.

En 2000, une controverse entourant le financement occulte des émissions du journaliste Robert-Guy Scully a de nouveau associé Radio-Canada à l’agenda politique du gouvernement fédéral, tout comme les sanctions à l’endroit du journaliste Normand Lester à la suite de la sortie de son ouvrage polémique, Le livre noir du Canada anglais, à l’automne 2001.

L’importance que Radio-Canada a consacrée à la promotion et la diffusion de sa controversée série consacrée à l’histoire du Canada, tout comme son adhésion à une vision consensuelle de l’histoire canadienne, ont de nouveau défrayé la manchette en 2001 et 2002, incitant même un ex-ombudsman de la SRC à défendre la série sur la place publique.

Ces dernières années, Liza Frulla est devenue députée du Parti libéral du Canada et ministre du Patrimoine canadien, elle qui était devenue animatrice à la SRC peu après avoir quitté le Parti libéral du Québec. Une autre ex-journaliste de Radio-Canada, Carole-Marie Allard, a aussi été députée de Laval-Est au sein du même PLC.

Finalement, mentionnons le cas du journaliste spécialisé en économie, Claude Beauchamp, dont le rôle de gouverneur du Conseil de l’unité canadienne a été dénoncé en décembre 2002. Le Conseil est un organisme de promotion, sinon de propagande politique et l’implication du journaliste Beauchamp est incompatible avec les Normes et pratiques journalistiques en vigueur à la SRC. Néanmoins, la direction de Radio-Canada a fermé les yeux.

Si on en reste aux liens entre la SRC et la politique fédérale, les contre exemples, eux, sont rares. Il y a cependant le cas du nouveau député bloquiste du comté de Louis-Hébert, Roger Clavet, dont la carrière journalistique à la SRC s’est déroulée en bonne partie à l’extérieur du Québec. L’analyse des liens pouvant exister entre le personnel de la SRC et les partis politiques provinciaux serait intéressante, certes, mais non pertinente eu égard à la question abordée ici.

Pour ceux qui doutent de la neutralité politique de la SRC, ces faits ont de quoi alimenter la méfiance. La visite de sites Internet favorables à la souveraineté révèle par ailleurs bon nombre de prises de position de Québécois qui expriment sans détour leurs convictions quant à la partialité de Radio-Canada en matière d’unité nationale, le chroniqueur Sylvain Deschênes y voyant même un « traitement outrageusement fédéraliste des questions québécoises », (site Internet Vigile) pendant que le Comité Olivar-Asselin parle de « Radio-Pravda » et accuse les dirigeants de Radio-Canada d’être ni plus ni moins complices d’une propagande fédéraliste. Certaines réactions à la récente nomination de Mme Jean vont dans le même sens.

Sans se prononcer sur le bien fondé de telles accusations, c’est leur existence même qui importe car elle témoigne de la présence d’un profond malaise chez nombre de citoyens, malaise qu’il serait trop facile d’ignorer sur la simple base de leurs convictions politiques.

De telles attaques contre l’impartialité, voire l’intégrité des journalistes radio-canadiens obligent parfois leurs supérieurs à intervenir publiquement pour répliquer, comme l’a fait l’ex-directeur général des programmes information de la télévision, Claude St-Laurent. Répliquant à une critique en règle de l’écrivain Pierre Godin, en 1998, M. Saint-Laurent a affirmé que la SRC ne fait nullement dans la partisanerie et cite à cet effet les modifications apportées à la Loi sur la radiodiffusion de 1991.

On peut douter de la crédibilité, donc de l’efficacité, d’une telle défense si elle n’est pas accompagnée de réformes qui pourraient lui donner du poids dans l’esprit de ceux qui critiquent de bonne foi la SRC.



Des réformes pour assurer l’indépendance de la SRC

Les liens qui existent entre la SRC et les libéraux fédéraux ne prouvent pas hors de tout doute que la société d’État est entièrement inféodée aux forces fédéralistes. Néanmoins, ils sont plus qu’anecdotiques et cela plaide en faveur de réformes majeures pour contrer des perceptions négatives qui ne sont pas si frivoles que certaines aimeraient le faire croire.

Ainsi, le successeur de Robert Rabinovitch ne devrait pas être désigné par le Premier ministre du Canada, mais plutôt choisi et nommé par le Parlement canadien, avec l’accord des partis d’opposition. Cela serait conforme aux vœux de Paul Martin de moderniser le processus de nomination de ceux et celles qui se retrouveront aux commandes des grandes institutions canadiennes.

De plus, il faudrait idéalement abolir la clause « purgatoire » qui interdit pendant deux ans l’embauche de gens qui quittent la vie politique afin de la remplacer par l’interdiction absolue d’embaucher quiconque a vécu professionnellement de la politique partisane. Si un tel interdit est considéré excessif ou irréaliste, notamment parce que cela priverait la SRC de personnes très compétentes, on peut choisir de prolonger la clause purgatoire pour une période d’au moins cinq ans, soit la durée maximale d’un mandat gouvernemental. Il faut toutefois savoir que cette alternative ne réglera pas le problème des perceptions négatives.

De même, il faut aussi assurer le respect intégral des normes qui empêchent toute activité politique ou partisane pour les employés de la SRC, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Dans le même sens, la SRC devrait être soumise à la Loi sur l’accès à l’information afin d’assurer la transparence de toute sa correspondance avec le gouvernement fédéral, comme l’exige l’intérêt public si cher aux journalistes.

Afin de garantir l’indépendance de la SRC face au gouvernement, il faut que ce dernier lui garantisse un cadre budgétaire pour cinq ans, ce qui limitera l’influence que voudraient exercer certains élus ou leurs représentants, surtout dans les moments d’activités politiques intenses (élections, référendum). En effet, les juristes Pierre Trudel et France Abran ont examiné la compatibilité du financement public de la SRC avec la liberté éditoriale des radiodiffuseurs publics. Dans une recherche publiée en 1997, ils concluent que « certaines dispositions de la Loi sur la radiodiffusion concernant le financement gouvernemental de la Société Radio-Canada sont incompatibles avec les impératifs du fonctionnement indépendant du service national de radiodiffusion ».

Ils observent que des mécanismes de financement pouvant mettre Radio-Canada « à l’abri des soubresauts partisans » existent mais ne sont pas mis en vigueur, les gouvernements préférant « se préserver une marge de discrétion » quant au financement de la SRC. Pour eux, rien ne garantit que le processus budgétaire, qui se déroule à huis-clos, soit respectueux de l’indépendance éditoriale de la SRC. Ils croient que cela devrait se décider dans le cadre de débats publics.

Finalement, afin d’éviter toute situation pouvant soulever des doutes quant à la neutralité de l’ombudsman, lequel doit se pencher sur des plaintes concernant l’indépendance journalistique, Radio-Canada devrait se plier aux recommandations d’un groupe de travail qui insistait, dès 1993, pour que le titulaire de cette fonction n’ait plus aucun lien contractuel avec la SRC une fois son mandat terminé. La recherche a révélé un cas troublant à cet effet, où un ancien ombudsman est ensuite devenu contractuel pour la SRC et a défendu son « client » sur la place publique dans une controverse qui concernait justement le rôle politique de la SRC.

De même, la SRC devrait revenir à sa position d’avant 2000 et ne consentir qu’un mandat de cinq ans non renouvelable à son ombudsman, car le renouvellement d’un tel mandat ne peut pas se faire sans soulever la question de la « satisfaction » de la direction de la SRC face aux décisions de l’ombudsman.

Si elle veut demeurer une grande institution publique en mesure de résister efficacement aux attaques dont elle est victime au Québec aussi bien qu’au Canada (pour des raisons différentes), et si elle veut être reconnue comme une source d’information de référence dans un univers médiatique qui vit des transformations profondes, la SRC doit initier les réformes qui la rendront moins vulnérable. Comme d’autres entreprises de presse, la SRC ne sera jamais tout à fait au-dessus de tout soupçon, surtout en raison de ses liens avec le gouvernement du Canada, mais elle pourra se défendre de manière plus convaincante eu égard à son intégrité journalistique.

mercredi, juillet 06, 2005

La déontologie entre l’évolution des pratiques, la sédimentation des idées reçues. et la permanence des valeurs.et la permanence des valeurs.

La déontologie entre l’évolution des pratiques, la sédimentation des idées reçues et la permanence des valeurs. Journalisme et objectifs commerciaux

Prof. Daniel CORNU
Université de Neuchâtel
Centre Romand de formation des journalistes

Les relations entre les objectifs idéaux du journalisme et les réalités commerciales des médias se situent au coeur d’une tension structurelle. Cette tension touche directement à la liberté de l’information, à la fois sous son aspect politique (la libre
circulation des informations et des idées en démocratie) et sous son aspect éthique (la liberté comme condition de la recherche et de l’élaboration d’une information respectueuse des faits et des personnes). Dans les sociétés de longue tradition démocratique, les journalistes ont le privilège d’échapper aux contraintes et aux menaces qui sont le lot de leurs confrères travaillant sous des régimes autoritaires – selon le dernier bilan de l’association Reporters sans frontières (RSF), un tiers de la population mondiale vit encore dans des pays où l’absence de liberté reste de règle1.

Ce sort enviable ne leur donne cependant pas l’assurance d’exercer leur métier dans des conditions de totale indépendance, en seule référence à leurs règles professionnelles et aux normes de leur déontologie. Quelle que soit leur situation
professionnelle (rédacteurs employés à plein temps ou journalistes pigistes), ils sont soumis à d’autres impératifs, qui tiennent, pour faire bref, aux conditions économiques de durée ou simplement de survie de leur entreprise.

(pour lire l'article au complet, cliquer sur le titre ci-dessus)

Expansion ou dilution du journalisme?

Denis Ruellan

Denis Ruellan est professeur des universités à l'IUT de Lannion (Université de Rennes 1), membre du Crape (Centre de recherche sur l'action politique en Europe - UMR 6051 CNRS, Institut d'études politiques de Rennes, Université de Rennes 1). Il participe au Réseau d'étude sur le journalisme.



Circulant dans les milieux professionnels ces dernières années, nous sont souvent venus aux oreilles des propos, inquiets ou désabusés, sur un processus à l'oeuvre d'émiettement de la profession, victime de l'arrivée constante de nouveaux profils de moins en moins orthodoxes. Sous l'effet des transformations techniques (la simplification des outils), du développement des activités de communication des sources (de plus en plus compétentes), de la dérégulation des rapports de travail, le spectre des profils professionnels ne cesserait de s'étendre. Ces appréciations ont parfois trouvé écho dans la communauté des sociologues du journalisme ; Erik Neveu notamment voit "un éclatement croissant du milieu" (Neveu, 2004), poursuivant les appréciations de Jean-Marie Charon (1993) qui parlait de "cartes de presse" au pluriel.


(...)

Comme il a souvent été remarqué, la loi ne définit pas le journaliste par la nature de ses activités, mais par les conditions d'exercice de celles-ci : elles doivent être majoritaires, il y a incompatibilité à exercer simultanément certains métiers, le travailleur est dans un lien de subordination, l'entreprise doit être médiatique. Nous avons donc observé comment la jurisprudence applique actuellement ces critères. Nous avons ajouté un cinquième item : la nature de l'activité ; en effet, si le législateur n'a pas défini au fond ce qu'est le journalisme, les tribunaux ont souvent le devoir de se prononcer sur cet aspect, et ce que la loi s'est refusée à dire finit par être déterminé par la jurisprudence...

(Pour lire l'intégralité de l'article, cliquer sur le titre ci-dessus)

La recherche sur le journalisme : apports et perspectives

Séminaire ouvert du Gresec du 1er février 2005

Partant du constat que les travaux de recherche à l'heure actuelle sont parfois redondants, souvent importants mais peu connus, et qu'il y avait sans doute des pans entiers à développer, le Gresec a entendu contribuer à l'établissement d'un bilan collectif de l'activité scientifique sur le journalisme et les pratiques journalistiques.

C'est autour de trois axes proposés par Bernard Miège que la discussion s'est engagée : 1/ L'état de la recherche sur le champ journalistique (à savoir l'évolution des professionnels du journalisme et des activités professionnelles des journalistes ; les discours journalistiques et leur réception ; le journalisme dans l'espace public) ; 2/ Comment se valorisent les travaux de recherche pour les étudiants et pour les professionnels ; 3/ Les objectifs actuels prioritaires.

(Pour lire l'intégralité du texte, il faut cliquer sur le titre qui conduit au site Internet du Gresec)

mardi, juin 21, 2005

Le discours sur l’éthique professionnelle des journalistes français : le cas du Syndicat National des Journalistes (1990-2000)

par Magali Prodhomme

Maître de conférences - Université Catholique de l'Ouest
Revue Commposite, revue électronique des jeunes chercheurs et des jeunes chercheuses en communication
© Magali Prodhomme - 2004 - Tous droits réservés.

Depuis une dizaine d'années, la question de l'éthique des journalistes s'est retrouvée au centre de la réflexion sur le rôle de l'information et l'identité des journalistes, à la suite d'une série d'événements qui ont, pour un temps, altéré sérieusement la crédibilité des médias. Nous posons au principe de notre recherche que la question de l'éthique est au cœur même des débats qui, depuis sa naissance, ont cherché à légitimer la profession de journaliste. La démarche retenue se concentre avant tout sur l'analyse des représentations. Au travers des discours produits par l'un des acteurs sociaux impliqués directement, nous analyserons les significations et les valeurs recherchées et brandies pour légitimer le pouvoir de dire, non pas le vrai ou le faux, mais le bien ou le mal faire de ce métier. Il s'agit de mettre au jour, pour la profession, les significations qu'elle se donne, plus précisément dans le discours du Syndicat National des Journalistes (SNJ).

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vendredi, juin 17, 2005

Du discours de l'information aux genres journalistiques : proposition pour une étude socio-discursive du journalisme

Jean-Michel Utard
Centre de recherche sur l'action politique en Europe (CRAPE, UMR CNRS-Université Rennes 1)

(Communication au Dixième Colloque Bilatéral franco-roumainPremière Conférence Internationale Francophone en
Sciences de l'Information et de la Communication (CIFSIC) Bucarest, 28 juin-2 juillet 2003)

(...)
Le journalisme me paraît à cet égard exemplaire. Alors que l'existence d'un discours publicitaire, scientifique, politique, etc. ne semble faire aucun doute, affirmer qu'il y a un discours journalistique paraît incongru, voire paradoxal. On parle plus volontiers du discours de l'information ou du discours des médias : ce qui conduit à assimiler le journalisme à l'une ou l'autre de ces dimensions, et en même temps à le faire disparaître comme pratique discursive spécifique.

Le journalisme ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. La production d'information n'est pas l'apanage exclusif des journalistes et les entreprises médiatiques ne sont pas le seul lieu où s'exerce leur activité. La définition du journalisme souffre d'une conception restrictive de ses lieux d'exercice et d'une conception excessive de son rôle dans la production et la circulation de l'information.

C'est oublier que le journalisme est lui même une construction historique et s'est constitué comme profession par exclusion d'autres acteurs sociaux (les politiques, les écrivains, les experts, les amateurs, etc.). La cohérence de cet ensemble « tient non pas à la nature de l'activité, mais à des propriétés de réalisation de celle-ci (principale, régulière, rétribuée, et dans un entreprise médiatique) »[2]. En d'autres termes, s'il est possible, même juridiquement, de dire qui est journaliste et qui ne l'est pas, il est difficile de définir le journalisme.

Idéalement, sinon idéologiquement, l'imaginaire journalistique s'est construit autour de la figure de la médiation. A égale distance des sources qui l'alimentent, des publics auxquels il s'adresse et des employeurs qui le rétribuent, le journalisme jouerait un rôle essentiel dans le fonctionnement de la démocratie, fournissant l'information nécessaire à l'activation du lien social et au débat public. C'est la figure dominante du journaliste politique.

Le journalisme est alors construit en opposition avec son contre-modèle : le publicitaire. Ce dernier est lié à la source de l'information, l'annonceur, pour promouvoir de façon stratégique des produits dont la consommation renvoie à la satisfaction d'intérêts individuels. À l'inverse, le journaliste serait indépendant de sa source pour rapporter de façon objective des faits qui renvoient à l'intérêt général. D'où la construction d'une opposition controversée entre l'information et la communication.

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(Re)penser les approches sur la réception des informations à partir des usages de la presse en ligne

Julien FIGEAC
Doctorant à France Telecom R & D

(Communication dans le cadre du XVIIe congrès de l'Association internationale des sociologues de langue française, Tours, juillet 2004)

Au cours de cette communication, nous allons vous présenter comment nos recherches, sur les usages des sites Internet de la presse écrite, nous amènent à questionner le cadre commun à bon nombre d'études sur la réception et notamment celles qui abordent la relation texte / lecteur. Notre questionnement concerne la manière dont les internautes naviguent dans ces sites lorsqu'ils consultent l'actualité. Il cible plus particulièrement les arts de faire déployés par les internautes pour rechercher et pour sélectionner les informations qu'ils jugent pertinentes. L'objectif étant de repérer dans quelle mesure le choix des articles consultés est influencé par la mise en page des sites, c'est-à-dire est-ce que les internautes ont tendance à s'arrêter sur les informations mises en avant par les journalistes par le biais de la mise en page. Autrement dit, dans quelle mesure peut on dire que l'activité de réception et les processus d'interprétations des lecteurs sont cadrés et orientés par l'agencement des informations. Si les approches critiques se demandent comment le contenu du discours journalistique contribue à homogénéiser les points de vue, demandons-nous dans quelle mesure la forme de ces discours, c'est-à-dire leur agencement dans la mise en page, contribue à polariser les points de vue autour des mêmes sujets et, à l'inverse, dans quelle mesure les internautes s'approprient et se jouent de cette mise en page pour consulter plus efficacement l'actualité ?

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vendredi, mai 13, 2005

L'ombudsman de Radio-Canada: protecteur du public ou des journalistes ?

L’ombudsman de Radio-Canada n’est pas au-dessus de tout soupçon :
une recherche suggère que ce mécanisme d’imputabilité journalistique
doit s’améliorer pour gagner en efficacité, en crédibilité et en légitimité

Version légèrement modifiée d'une analyse publiée dans Le Soleil, vendredi 13 mai 2005, p. a15.

Marc-François Bernier (Ph.D.)
Professeur agrégé au département de communication de l’Université d’Ottawa, spécialiste de l’éthique et de la déontologie du journalisme, l’auteur résume certaines conclusions de son nouveau livre intitulé L’ombudsman de Radio-Canada : protecteur du public ou des journalistes ? (Presses de l’Université Laval, 244 pages) (http://www.ulaval.ca/pul/catalogue/shum-edu/2-7637-8212-4.html)

Depuis plus de 10 ans, la Société Radio-Canada s’est dotée d’un modèle unique d’imputabilité journalistique avec son Bureau de l’ombudsman. Mais une analyse inédite des décisions prises par les différents titulaires à ce poste révèle qu’ils sont loin de toujours être équitables pour les plaignants et qu’ils prennent des libertés avec les Normes et pratiques journalistiques devant pourtant guider leurs décisions.

C’est pourquoi on peut légitimement se demander si le Bureau de l’Ombudsman de la SRC protège avant tout le public ou les journalistes. Il importe de savoir que ce mécanisme d’imputabilité journalistique ne peut pas encore garantir un traitement équitable et au-dessus de tout soupçon, malgré ses grandes qualités.

Chaque année, des milliers de personnes, essentiellement des Québécois, critiquent plus ou moins ouvertement l’information que diffusent les journalistes de la SRC. Pour la minorité de ceux qui décident d’aller jusqu’au bout, le Bureau de l’ombudsman est un mécanisme d’imputabilité journalistique unique auquel ils peuvent soumettre leurs griefs en espérant trouver un arbitre impartial, rigoureux et équitable.

En effet, la neutralité et l’indépendance que l’ombudsman revendique, ainsi que l’implantation d’une procédure pour l’analyse des plaintes, laissent croire que ce processus est équitable pour les plaignants. C’est du reste ce qu’un ombudsman affirme quand il écrit sans fausse modestie que le :

«… mécanisme de dépôt et d’analyse des plaintes en provenance des auditeurs et des téléspectateurs qui a été mis en place à Radio-Canada, en 1993, est le plus complet, le plus équitable, le plus ‘démocratique’ qui soit au Canada, en Amérique du Nord et probablement dans le monde. Aucune autre entreprise de presse ne demande à ses cadres de répondre à toutes les plaintes qu’elle reçoit et aucune entreprise de presse n’a un ombudsman jouissant d’une indépendance aussi grande que celle de l’ombudsman de Radio-Canada»

Malheureusement, il semble que cette fonction essentielle ne soit pas toujours à la hauteur des attentes légitimes des plaignants comme des prétentions de certains titulaires.

Plus complaisant que critique
La recherche a porté essentiellement sur les 144 décisions rendues par les ombudsmen successifs, de 1992 à 2000, en plus de tenir compte de certaines données quantitatives des plus récents rapports annuels. Elle met en évidence bon nombre d’observations importantes.

L’une d’elles est que seulement 10 % des plaintes sont jugées fondées (24 % partiellement fondées). De plus, les plaignants associés à des groupes ont droit à un traitement plus favorable que celui qui est accordé aux plaignants individuels, ce qui soulève la question de l’équité. Par ailleurs, l’ombudsman prend parfois prétexte de ses décisions pour se montrer arrogant ou moralisateur envers les plaignants en leur dictant comment ils auraient dû se comporter dans leur vie professionnelle.

L’analyse révèle que l’ombudsman se situe plus proche du pôle de la complaisance que du pôle de la critique. À cet effet, une comparaison des décisions de l’ombudsman, du Conseil de presse du Québec et des tribunaux civils québécois ( les rares fois où tous trois se penchent exactement sur les mêmes plaintes ) révèle que l’ombudsman est plus favorable à Radio-Canada que ne le sont le CPQ et les tribunaux. Ce n’est pas la nature différente des trois institutions qui explique cette situation, mais bien l’importance que chacun accorde au respect des normes journalistiques. Il arrive que l’ombudsman se montre plus « compréhensif » que les autres des égarements des journalistes radio-canadiens et atténue de ce fait la portée des normes qui doivent pourtant guider son travail.

Tout cela ne l’empêche cependant pas, à quelques reprises, de se montrer sévère envers des journalistes et même envers la direction de la SRC. Il lui est même arrivé d’être menacé de poursuite en diffamation par une journaliste mécontente d’une décision la concernant et refusant qu’elle soit rendue publique !

L’analyse révèle aussi que l’ombudsman possède une marge d’interprétation très large qui favorise généralement les journalistes plutôt que les plaignants. À cet effet, il ne prend la peine de citer explicitement les normes déontologiques sur lesquelles il s’appuie que dans moins de 30 % des plaintes. Il ne formule donc généralement pas les normes sur lesquelles il se base pour accepter et, surtout, pour rejeter les plaintes qui lui sont soumises. Il lui arrive de rejeter des griefs sans les avoir analysés de façon explicite, ou bien d’en disposer sans porter un jugement clair.

La question nationale
La lecture exhaustive des décisions et des rapports annuels de l’ombudsman indique que suite au référendum de 1995, la SRC s’est subitement intéressée aux plaintes de ceux qui dénonçaient un prétendu biais pro-souverainiste des journalistes radio-canadiens. Pendant quelques années, on a même créé une catégorie pour ces plaintes alors que celles relatives à un prétendu biais pro-fédéraliste des journalistes n’ont pas eu droit à un tel traitement.

Dans le contexte de la guerre aux souverainistes, déclarée par le gouvernement Chrétien au lendemain du référendum, par le biais de stratégies de communication et de visibilité, cela pourrait en inquiéter certains.

On y voit aussi que de nombreux Québécois réclament, sans trop y croire cependant, une stricte impartialité de la SRC et de ses journalistes en ce qui concerne le débat sur la question nationale, tandis que des fédéralistes exigent , au contraire, un parti-pris de la Société d’État en faveur de l’unité canadienne.

L’histoire de Radio-Canada comme instrument de l’unité nationale jusqu’en 1991 et de l’identité canadienne depuis, les nominations partisanes de ceux qui la dirigent ainsi que le grand nombre de gens qui y ont œuvré avant de se retrouver au Parti libéral du Canada peuvent alimenter les doutes de plusieurs Québécois, ce dont témoignent des lettres d’auditeurs et téléspectateurs. Il serait bien imprudent, cependant, de prétendre détenir là des preuves irréfutables d’un biais systémique de la SRC et de ses journalistes en faveur du fédéralisme.

Place à l’amélioration
L’ombudsman de Radio-Canada jouit d’une légitimité certaine bien qu’il n’échappe pas à la critique. Les attentes du public envers la SRC sont nombreuses, diversifiées et souvent contradictoires tandis que l’ombudsman est perçu comme un intervenant pertinent par les plaignants de plus en plus nombreux à faire appel à ses services.

De par ses décisions, il lui arrive d’être un agent d’éducation aux médias dont il décrit et explique le fonctionnement. D’autre part, ses commentaires et recommandations trouvent parfois un écho favorable chez les dirigeants de la SRC.

La fonction d’ombudsman est un mécanisme d’imputabilité journalistique qui respecte le concept d’autorégulation dans des sociétés démocratiques reconnaissant à la fois la liberté de la presse et les responsabilités sociales des médias. Les ombudsmen de presse sont toutefois rares pour des raisons de coûts et de principe (des propriétaires estiment que leurs gestionnaires peuvent s’occuper à la fois de la production de l’information et de l’évaluation critique de sa qualité), mais leur nombre augmente lentement.

Finalement, l’ombudsman de Radio-Canada est-il là pour protéger son employeur en défendant ses journalistes, ou bien pour protéger le public en se montrant critique envers les dérapages de ces mêmes journalistes ?

Choisir catégoriquement une de ces réponses serait injuste car la SRC a tout de même le mérite de s’être dotée d’un mécanisme d’imputabilité qui a de quoi faire rougir de gêne les autres grandes entreprises de presse du Québec.

Toutefois, plusieurs indices révèlent que ce mécanisme n’est pas à la hauteur des prétentions de la SRC. Nous croyons que la réponse, pour l’instant, est que l’ombudsman protège plus ou moins le public contre certains dérapages des journalistes de la SRC et qu’il y a encore place pour une amélioration essentielle à l’efficacité, la crédibilité et la légitimité de cette fonction.

mercredi, mai 11, 2005

La qualité de l’information dans un contexte d’hyperconcurrence médiatique

(Communication, congrès ACFAS 2005, Chicoutimi)


Marc-François Bernier

Tout d’abord, une petite citation sortie d’un ouvrage récent consacré aux grands chefs d’antenne américains, de Edward D. Murrow (le modèle radiophonique qui a inspiré ses successeurs de la télévision), jusqu’à Connie Chung et la fin de cette tradition dans un univers médiatique marqué par l’hyperconcurrence et la multiplication des formats. Elle vient de David Brinkley qui a trôné au sommet des cotes d’écoute pendant pendant les années 1960 quand il coanimait le bulletin de soirée de NBC avec Chet Huntley (The Huntley-Brinkley Report) : «The one function that TV news perform very well is that when there is no news, we give it to you with the same emphasis as if it were» (Alan 2003, 109)

Introduction

C’est un peu cela qui se passe dans les bulletins de nouvelles, surtout des stations commerciales régionales. À Québec comme ailleurs, TVA, TQS et Radio-Canada se livrent une féroce concurrence et leurs bulletins de nouvelle doivent être intéressants à tout prix, parfois même au prix de la qualité de l’information comme on va la voir.

Les médias d’information sont plus soumis que jamais aux impératifs économiques qui viennent de leurs actionnaires privés et publics. Cela se traduit par l’obligation de rapporter le plus de profit reliés à des cotes d’écoute les plus élevées possible pour générer des profits dans les stations commerciales, pour compléter le financement public pour Radio-Canada. C’est dans ce contexte que se concrétise l’hyperconcurrence entre des stations de télévision qui sont en compétition directe pour attirer un public attrayant pour les annonceurs, au lieu de chercher à satisfaire des publics différents.

Rendre un bulletin de nouvelles intéressant se fait grosso modo de trois façons : par les sujets abordés qui ne doivent pas être ennuyants, par la façon de les aborder qui doit être originale et attrayante, ainsi que par l’interaction du chef d’antenne avec ses collègues (je ne parlerai pas ici de l’importance d’avoir un ou une chef d’antenne qui séduit ou qui a du charisme).

Par ailleurs, faire de sorte qu’un bulletin de nouvelles intéressant soit rentable sur le plan économique se fait de différentes façons : en limitant les coûts de cueillette de l’information, ce qui implique de faire des reportages moins recherchés sur des sujets locaux pour éviter des frais de déplacement, mais cela implique aussi de rentabiliser au maximum la contribution de chacun au bulletin, notamment par la répétition. Il n’est donc pas étonnant de constater que chaque bulletin de nouvelle consacre beaucoup de temps à annoncer sommairement ce qui va venir (spectacles, nouvelle importante ou surprenante avant une pause commerciale, etc.) ou à répéter une information déjà livrée (météo). L’interaction entre le chef d’antenne et ses collègues, souvent banale, est une autre façon de remplir du temps d’antenne à rabais.

Remarques méthodologiques

Avant de livrer mes observations, voici quelques remarques

Je me suis limité à une sorte d’étude de cas, avec ce que cela a d’intéressant sur le plan qualitatif, mais aussi de limites en ce qui a trait à la représentativité de l’échantillon.

De plus, le corpus étudié était la transcription des interactions entre les chefs d’antenne et leurs collaborateurs ainsi que la lecture des manchettes et introduction aux divers reportages. Les reportages comme tels ne sont pas analysés.

D’une certaine façon, j’analyse la qualité de l’information qu’on nous présente en vitrine mais je ne me suis pas rendu jusqu’au fond du magasin, je suis resté sur le seuil.

Contrairement à mon intention du départ, et qui se retrouve dans le programme officiel, je me suis concentré sur les bulletins de nouvelles régionales de Québec présentés dans les jours précédant et suivant la tenue du Sommet de Québec, en avril 2001.

Ma grille d’analyse a été celle que j’ai développée ces dernières années dans le cadre d’expertises devant des tribunaux civils du Québec dans des procès pour diffamation. C’est aussi celle qui se retrouve dans la nouvelle édition de Éthique et déontologie du journalisme. Cette grille s’appuie sur six valeurs fondamentales du journalisme ce que je nomme les piliers du journalisme : intérêt public, vérité, rigueur et exactitude, impartialité, équité et intégrité de l’information.

Ces piliers normatifs se retrouvent d’une façon ou d’une autre dans presque tous les textes déontologiques des journalistes et on peut sans erreur affirmer qu’il s’agit en somme des critères permettant d’évaluer la qualité de l’information livrée au public ainsi que la qualité de la démarche journalistique, de la cueillette jusqu’à la diffusion et même dans le suivi accordé à certaines nouvelles. Ces piliers sont aussi très représentatifs des attentes des publics à l’égard des journalistes.

La limite de temps et le type même d’analyse réalisée m’obligent à ne considérer que deux aspects de ces bulletins; l’intérêt public des items présentés lors de ces bulletins de nouvelle ainsi que la rigueur et exactitude de la présentation. Il aurait fallu faire une véritable autopsie de tous les bulletins de nouvelles et mener une enquête sur la démarche journalistique de chacun pour aborder sérieusement les notions de vérité, d’impartialité et d’équité.

L’intérêt public

Grosso modo, cela veut dire que l’information doit être utile pour les gens, elle doit servir à mieux connaître leur société, elle leur permet de savoir comment on gouverne en leur nom, comment se soigner, comment gérer leur budget, comment voter, elle doit les aider à porter des jugements sur les gens et les choses qui ont un impact réel sur le déroulement de leur vie.

L’information d’intérêt public favorise la participation à la vie démocratique, elle s’intéresse à l’utilisation des fonds publics, au fonctionnement des institutions sociales.

Il ne faut pas confondre l’information d’intérêt public avec la curiosité du public ; parfois le public s’intéresse à des informations qui ne sont pas utiles pour la vie en société, comme la vie privée de vedettes par exemple ou les attributs physiques d’une présentatrice de météo…. Ces informations les intéressent peut-être, mais il s’agit de curiosité.

Que voit-on à cet égard dans les différents bulletins de nouvelle? Tout d’abord, on doit reconnaître qu’une grande majorité des sujets abordés rencontrent un ou plusieurs critères de l’intérêt public.

Ainsi, on parle beaucoup du Sommet de Québec et surtout des manifestations qui l’ont marqué. Mais on parle bien peu, sinon pas du tout, de ce qui sera discuté lors de ce Sommet. TVA parlera brièvement de la déclaration des chefs d’État mais TQS n’en dit rien.

Le Sommet des peuples, qui réunissait ce qu’on nomme la société civile, est marginalisé dans les bulletins, sauf à Radio-Canada encore une fois qui parle de la déclaration qui en sortira.

Cependant, tout le monde parlera abondamment, et avec raison, des problèmes que la population a vécus en rapport avec la sécurité, les manifestations et les gaz lacrymogènes. Par ailleurs, le respect des droits civiques des manifestants seront très peu discutés.

En général, c’est le spectaculaire ou le superficiel qui a été privilégié. Par exemple, le 18 avril, pendant qu’à TQS on nous parlait du centre de conditionnement physique que Bush devait utiliser, TVA rapportait une simulation d’attaque terroriste mise en scène à la base militaire de Valcartier et Radio-Canada présentait les préparatifs des chefs cuisiniers pour le Sommet.

Un autre soir (26 avril) TQS présente un reportage complaisant sur l’entrepreneur qui a installé la clôture du périmètre de sécurité, tandis que Radio-Canada révèle pourquoi la même clôture n’a pas résisté aux assauts des manifestants.

Par ailleurs, dans les mêmes bulletins de nouvelles, on retrouvait presque invariablement des sujets dont l’intérêt public était minimal, mais qui étaient sans doute intéressants ou séduisants pour le public : effondrement du mur d’une maison à l’Ange-Gardien, retour de la trottinette pour l’été, atterrissage d’urgence d’un petit avion en Floride (en raison de la disponibilité des images), présence d’un merle albinos au Nouveau-Brunswick (SRC)!

Il faut reconnaître que généralement, le bulletin de nouvelles de Radio-Canada était plus complet et contenait davantage de sujets d’intérêt public, dont de l’information internationale et des entrevues avec des acteurs et décideurs, entrevues menées par le chef d’antenne.

Rigueur et exactitude

La vérité, au sens journalistique du terme, ne saurait être atteinte sans la présence des deux éléments qui constituent un autre pilier du journalisme: la rigueur et l’exactitude. Les notions de rigueur et d’exactitude sont en quelque sorte les conditions nécessaires de la vérité.

Ces deux notions sont également des caractéristiques associées à la démarche intellectuelle du journaliste, démarche nécessaire à la qualité des opérations logiques et des interprétations qui fondent leurs jugements et dictent leurs comportements professionnels.

Grosso modo, la rigueur est une question de raisonnement, de savoir interpréter convenablement les faits, les événements, les chiffres, les relations entre les événements. La rigueur freine les généralisations hâtives et les jugements intempestifs, elle lutte contre les arguments fallacieux, etc. En vertu de ce pilier, raisonnement et méthode doivent donc être au rendez-vous.

L’exactitude concerne principalement la véracité de détails et de faits : un nom propre, une adresse, l’orthographe exacte d’un nom de rue ou de ville, l’indication précise du secteur où est survenu l’accident, le rappel historique exact d’un événement qui explique le fait divers ou la nouvelle loi, etc.

Les différents bulletins sont instructifs à ce sujet. Dès le 18 avril, les trois réseaux parlent de l’arrestation de six manifestants du groupe Germinal apparemment équipés de matériel explosif, en route vers le Sommet des Amériques de Québec. On apprendra, plus tard, que ces jeunes avaient été infiltrés par la police et ils ont prétendu avoir été encouragé par les policiers à agir de la sorte. On apprendra aussi que leur équipement n’était pas l’arsenal terroriste évoqué le jour de leur arrestation et que leur intention était de s’attaquer au périmètre comme tel et non aux personnes.

Néanmoins, cela n’a cependant pas empêché la présentatrice de TQS d’affirmer, le jour de l’arrestation, que la police venait de «désamorcer un risque réel», alors que Pierre Jobin affirmait : « Ces gens s'en venaient avec : à Québec pardon avec l'intention claire de faire de la casse. Ils avaient même des engins explosifs, en leur possession…» (18 avril) et que Radio-Canada parlait «d’activistes qui préparaient un coup d’éclat DANGEREUX, semble-t-il,» (18 avril).

Toujours sur le plan de la rigueur, mentionnons l’extrait de TQS qui fait référence à des appels anonymes reçus à la station pour leur dire que l’avion de Bush arriverait en fin d’après-midi… Cela mis en ondes sans autre vérification!

Le 23 avril, après le Sommet, à Radio-Canada le lecteur de nouvelles est dans le parc de l’Amérique française et nous montre une pierre qui «a probablement été lancée en direction des policiers»!

Cependant, alors qu’on prend la peine de faire une distinction entre le gaz lacrymogène et la poudre lacrymogène, sur le plan de la santé, on continue de parler de gaz lacrymogène. Un autre jour, on présente le manifestant et leader Jaggie Singh comme un «casseur professionnel» pour la faire passer comme un être violent plutôt qu’un leader manifestant.

Les commentaires

Le mélange des genres journalistiques, entre l’info et le commentaire, est une règle déontologique liée à la rigueur journalistique. À ce chapitre, les écarts à la norme sont multiples : les qualificatifs divers pleuvent, etc. On trouve «malheureux» le fait qu’il puisse y avoir de la violence lors du Sommet (TQS 18 avril), «très graves» sont les accusations qui pèsent sur les membres de Germinal (TVA 18 avril), ou on parle de la «chicane» entre Ottawa et Québec en rapport avec l’installation de banderoles (SRC 18 avril). On parlera aussi d’innocentes victimes liés aux manifestations (TQS), que tout s’est bien déroulé pendant le Sommet (TVA), même si les policiers n’y sont pas «allés de main morte» (SRC).

Deux mots pour dire que les pseudo-sondages des bulletins de TVA et TQS sont aussi des exemples où la rigueur doit céder le pas à la mise en marché du bulletin de nouvelles. Ces pseudo-sondages sont les questions du jour qui ne disent absolument rien de ce qu’est l’état de l’opinion publique sur une question donnée, mais on présente néanmoins les résultats sans aviser le public qu’il ne faut leur accorder aucune importance.

Le sensationnalisme, finalement, est lié à la rigueur intellectuelle du journalisme, il en est une transgression. Néanmoins, en ouverture du TVA régional du 18 avril, le lecteur Pierre Jobin ne se gêne pas pour dire que « Les policiers sont prêts au pire, même à des attentats bactériologiques» et on présente un reportage faisant mention d’une simulation ayant eu lieu le martin même à la base militaire de Valcartier (sans prendre de recul critique face à cette mise en scène des forces de l’ordre…).

Le même jour, en fermeture du bulletin SRC le lecteur dit : «je vous rappelle que les policiers ont frappé un grand coup aujourd’hui. Ils ont démantelé un grand groupe d’activistes qui s’apprêtaient à commettre des gestes d’éclat dangereux lors du Sommet des Amériques. SIX personnes ont été arrêtées et accusées aujourd'hui à Québec. Parmi leur arsenal de petites bombes des masques à gaz également.»

Question de ne pas être en reste, TQS, le lendemain, nous dévoile une exclusivité: «TQS a fait toute une découverte aujourd'hui. Si vous vous promenez dans la ville de Québec en fin de semaine, attendez-vous à être surveillé de très très près. Je veux pas vous faire peur mais, Dany, vous avez découvert qu'il y a des caméras de cachés un peu partout dans la ville Québec ?»

À TVA, le même jour, on dit que tous souhaitent « … évidemment que tout se déroule bien pendant le Sommet des Amériques mais si les choses devaient mal tourner au Sommet, la Croix-Rouge a plus de dix-huit mille lits disponibles dans la région de Québec. En quelques heures, l'organisme serait en mesure d'évacuer des milliers de citoyens.»

Et le 24 avril, on déclare à TQS que « Et malgré les bombes et les émeutes, Nathalie, est-ce que le Sommet des Amériques va avoir des effets : positifs sur l’image de Québec ?»

Conclusion

Voici donc quelques extraits tirés des quelques bulletins de nouvelles régionales que chaque réseau de télévision ont diffusés dans les jours précédant et suivant le Sommet de Québec d’avril 2001.

Tout n’est pas à rejeter, sans doute, mais plusieurs écarts aux normes de l’intérêt public, de la rigueur et de l’exactitude sont facilement repérables dans le matériel impliquant le chef d’antenne.

Comme plusieurs autres l’ont dit, la concurrence est excellente en journalisme, mais on exige peut-être trop de la part des journalistes en ce qui concerne leur participation au succès financier de leur employeur. Cela ne se fait pas sans les discréditer au sein du public.

Référence:
ALAN, Jeff (2003), Anchoring America: The Changing Face of Networks News, Los Angeles, Bonus Book.

vendredi, mars 18, 2005

Départ de Jeff Fillion: La région de Québec doit se livrer à un sérieux examen de conscience

Analyse publiée dans le quotidien Le Soleil du vendredi 18 mars 2005, p. A13


Bernier, Marc-François

À la suite du spectaculaire suicide radiophonique de Jean-François Fillion, la région de Québec a grand
besoin de faire un très sérieux examen de conscience afin que l'intimidation, l'intolérance et la violence
verbale ne soient plus jamais la matière première du succès économique d'un média.

C'est qu'une forme de terreur a régné pour ceux qui se sont trouvés, un jour ou l'autre, dans la mire du
Robespierre radiophonique. Au lieu de favoriser la liberté d'opinion pour tous, son équipe et lui ont cherché
à faire taire les voix dissidentes, en les attaquant dans leur honneur et leur réputation dans certains cas.
Maintenant que la tempête semble être passée, il est impératif de réfléchir aux événements, sans
complaisance. Il n'est pas normal, dans une société démocratique et pluraliste, que le simple fait de diverger
d'opinion avec des animateurs radiophoniques fasse de qui que ce soit un "ennemi du peuple", aux trousses
duquel on lâche la meute.

La réflexion ne doit épargner aucun de ceux et celles qui ont, directement ou indirectement, oeuvré au
succès commercial de cette machine qui carburait aux attaques personnelles. Une machine qui a contribué,
ces dernières années, à faire régner un climat de peur chez ceux qui ne partageaient pas la même vision
réactionnaire de la société que les artisans matinaux de CHOI.

Cette remise en question vise en premier lieu la direction de Genex qui n'a pas hésité à miser sur cette
formule pour s'enrichir aux dépens des autres. Genex a fait sur les ondes la même chose qu'elle encourage
sur les patinoires, promouvoir la violence et l'intimidation. À la différence que les protagonistes sur la glace
sont volontaires pour se démolir mutuellement, ce qui n'était pas le cas des victimes de Fillion et de son
équipe.

Genex doit nous dire jusqu'où elle est disposée à aller pour maximiser ses profits aussi bien à titre
d'entreprise de radiodiffusion qu'à titre de propriétaire de club de hockey ou d'éditrice de magazines.

Les gens d'affaires

Mais l'examen de conscience ne doit pas épargner les gens d'affaires qui ont encouragé la montée d'un
discours réactionnaire, aux limites du racisme et de la xénophobie dans certains cas. Tous ceux qui ont
choisi de privilégier le créneau horaire matinal pour vendre qui leurs meubles, qui leurs voitures, qui leur
bière doivent maintenant se demander combien de vies brisées, combien d'attaques à la dignité humaine et à
la réputation, combien de demi-vérités sont-ils prêts à encourager pour atteindre leurs objectifs de vente. La
Chambre de commerce de Québec aurait intérêt à rappeler la notion de responsabilité sociale à ses
membres...

Les politiciens

La réflexion critique vise aussi les politiciens, tous partis confondus, qui ont encouragé cette violence
verbale, cette intimidation, ces attaques à la dignité humaine. Dans certains cas, c'est un réflexe de prudence
et la peur d'être broyés par la machine qui a inspiré leur consentement silencieux. Dans d'autres cas, c'est le
partage d'une idéologie de droite qui est en cause. Finalement, il y a le simple calcul politique à courte vue
de ceux qui ont ainsi pu recueillir des milliers de votes. Mais tous les élus qui ont refusé de dénoncer
vertement les excès radiophoniques nous ont montré qu'ils acceptent parfois de sacrifier les droits et libertés
de leurs électeurs pour servir leur intérêt immédiat.

Les critiques sociaux et les intellectuels

De même, on peut se demander où se sont réfugiés les critiques sociaux et les intellectuels de la région de
Québec pendant que passait la tempête radiophonique. Avons-nous été à la hauteur de nos responsabilités
sociales et morales ? Avons-nous offert une critique forte, sérieuse, articulée afin d'offrir à nos concitoyens
un peu de l'éclairage essentiel à la vie en société ? Avons-nous déserté le pont et les vagues cinglantes pour
nous réfugier dans de confortables cabines ? Et que dire de ceux qui ont explicitement encouragé ces excès
au nom d'une conception déraisonnable de la liberté d'expression ?

Le public

Le public a aussi sa part de responsabilité, lui qui a ni plus ni moins accepté de se soulager des nombreuses
frustrations quotidiennes, que nous subissons tous au demeurant, en se défoulant sur des victimes incapables
de se défendre.

On peut comprendre le profond ressentiment qui habite ceux qui sont à la fois déroutés par la complexité de
la vie sociale mais assez lucides et intelligents pour se rendre compte que le fonctionnement et les règles de
la société ne les avantagent pas, pour toutes sortes de raison. On peut aussi comprendre que plusieurs soient
aux prises avec un profond mal de vivre quand leur sentiment de la justice et leur conception de l'équité
sociale sont contrariés par les innombrables aberrations de nos systèmes politique, juridique, économique,
etc.

Fallait-il pour autant laisser CHOI exploiter ce ressentiment et conduire des dizaines de milliers d'auditeurs
dans un cul-de-sac alors qu'une critique sérieuse, documentée et rigoureuse des problèmes sociaux aurait pu
leur insuffler le goût de s'impliquer dans l'action et les réformes ?

Géant aux pieds d'argile

Il aura fallu qu'une jeune femme décide d'aller jusqu'au bout, qu'une jeune femme refuse de troquer sa
dignité contre quelques malheureux milliers de dollars, qu'une jeune femme se tienne debout, tout
simplement, pour que s'effondre le géant aux pieds d'argile.

Ce procès fort médiatisé est venu mettre le dernier clou au cercueil de l'animateur dont l'étoile a
véritablement commencé à pâlir l'automne dernier, quand il est devenu la risée de l'animateur Guy A.
Lepage lors de l'émission Tout le monde en parle. Malgré toute la couverture médiatique qui avait été
consacrée à Jean-François Fillion dans la région de Québec, il aura fallu que les grands médias montréalais
se mettent de la partie pour que bon nombre de gens de la région de Québec constatent l'étendue des dégâts.
Il faut ajouter à cela la décision du CRTC de ne pas renouveler la licence accordée à Genex. À ce chapitre,
il est faux de dire que le CRTC a voulu empêcher l'animateur Fillion de gagner sa vie comme le prétend ce
dernier. Le CRTC a simplement constaté que Genex refusait de respecter les règles du jeu.

L'ex-animateur Fillion affirmait encore, la semaine dernière, être la victime d'une conspiration de la
"gauche". Il serait plus juste de dire qu'il a été victime de son aveuglement, de son incapacité de vivre dans
une société progressiste et complexe. Il pourrait même se réjouir d'avoir pu y gagner grassement sa vie
pendant quelques années, le temps que ses victimes reprennent leurs esprits et décident de ne plus se laisser
traiter comme de la chair à cote d'écoute.

En jouant lucrativement le jeu de son employeur, Fillion a commis un suicide professionnel, un suicide
radiophonique dans son cas. Le fait de tenter éventuellement sa chance à la radio numérique ne pourra pas
davantage le protéger de son pire ennemi : lui-même.

Incapable de reconnaître réellement ses erreurs et de s'amender, ou incapable tout simplement de faire de la
bonne radio sans y assassiner symboliquement ceux qui ne partagent pas son point de vue, l'animateur a
flanché à son premier vrai contact avec les conséquences de ses actes.

On peut chercher pendant quelque temps à se réfugier dans un monde parallèle comme d'autres dans des
paradis artificiels, mais la réalité nous rattrape tous un jour ou l'autre.