lundi, juin 12, 2000

L'affaire Scully: la lumière reste encore à faire

Marc-François Bernier

L'affaire Scully n'est pas un fâcheux incident de parcours. Au contraire, elle était prévisible et la Société Radio-Canada doit se soumettre à une analyse sérieuse, indépendante et transparente afin d'identifier les circonstances et les failles qui ont permis à certains d'accaparer les ondes publiques pour faire la promotion plus ou moins clandestine de leur idéologie.


Le principal intéressé, Robert-Guy Scully, a beau rejeter la faute sur les autres journalistes pour les malheurs qui lui tombent dessus, comme il l'a fait dans le cadre de sa prestation à l'italienne; et le directeur général des programmes, information et télévision, Claude St-Laurent, a beau faire le procès public du journaliste Normand Lester, il n'en demeure pas moins que ces réactions semblent être des tactiques de diversion pour ne pas enquêter sérieusement et dévoiler comment une telle chose a pu se produire sur les ondes de la Société Radio-Canada.


Il semblerait qu'à titre d'animateur et producteur d'émissions d'information, le journaliste Scully a profité directement ou indirectement, à l'insu du public, de fonds publics qu'Ottawa verse à des organismes dont le but plus ou moins avoué est de faire la promotion de l'unité nationale.


Un tel objectif ne se retrouve pourtant plus officiellement dans le mandat de Radio-Canada qui doit cependant «contribuer au partage d'une conscience et d'une identité nationales» en conformité avec la Loi sur la radiodiffusion. Cette Loi parle d'un «service public essentiel pour le maintien et la valorisation de l'identité nationale et de la souveraineté culturelle». Il va de soi que ces objectifs politiques doivent être interprétés de manière compatible avec la liberté d'expression et l'indépendance journalistique, et non s'y substituer...


Dans le contexte politique qui prévaut au Québec depuis 40 ans, la lutte pour l'unité nationale que livrent légitimement certains organismes et lobbies ne peut être considérée neutre sur le plan politique. Au contraire elle est éminemment partisane, ce qui dicte au journaliste l'obligation de se tenir à l'écart de ces groupes. Les Normes et pratiques journalistiques (NPJ) affirment, au chapitre de l'intégrité, que les professionnels de l'information ne doivent pas tirer «profit de leur situation avantageuse pour faire valoir des idées personnelles».


Ces mêmes NPJ ajoutent que la crédibilité dépend notamment de l'impartialité du reportage et de la présentation. «Elle dépend également de l'abstention par l'entreprise et les journalistes de tout contact ou association qui pourrait donner prise à des soupçons de partialité. Il faut éviter toute situation qui pourrait jeter un doute sur l'impartialité de l'entreprise ou du journaliste et sur leur indépendance par rapport à des groupes de pression, soient-ils idéologiques, politiques, économiques, sociaux ou culturels».


Le prétendue hargne des autres journalistes ou de leur syndicat ne serait donc pas responsable des déboires de Scully. La controverse résulterait plutôt du fait que ce dernier ait décidé de se situer au-dessus, sinon en-dehors des normes professionnelles de la Société Radio-Canada et du journalisme, et que cela soit devenu l'objet d'un débat public. Il serait donc victime de sa propre turpitude, comme disent les juristes.


En matière de conflits d'intérêts, les NPJ s'appliquent également aux contractuels comme M. Scully. On peut y lire que Radio-Canada «occupe une position très en vue» et son personnel a le devoir «d'agir de façon assez consciencieuse pour supporter un examen public très inquisiteur. Aucun conflit ne devra exister ou sembler exister entre les intérêts privés des employé(e)s de Radio-Canada et leurs fonctions officielles».


Nul besoin, ici, d'être inquisiteur pour observer la présence d'un douteux amalgame d'émissions d'information et de publicités politiques ou partisanes auxquelles a participé le journaliste-producteur. La transgression des NPJ semble encore plus flagrante quand on lit que les employés ne «doivent pas offrir de services reliés à leur profession ou à leur spécialité dans la Société à des personnes ou à des entreprises de l'extérieur sans disposer de l'autorisation préalable du président ou de son mandataire».


Il semblerait également que l'ex-journaliste Scully ait fait tout cela sans en aviser ses supérieurs, et que ces derniers n'aient jamais senti le besoin d'enquêter à ce sujet, même après qu'il se soit permis d'être l'animateur de la Fête du Canada, il y a quelques années, ou qu'il ait abondamment fait la promotion, sur les ondes de RDI, de l'épisode des Minutes consacré à Maurice Richard, épisode auquel il aurait pris part à titre de conseiller.


Sur le site Internet de la Fondation CRB, dont l'objectif est de susciter la fierté nationaliste canadienne en recourant notamment à des capsules historique, on affirme pourtant que «Robert Guy Scully, populaire animateur de l'émission Scully rencontre diffusée à la SRC, joue le rôle de conseiller artistique dans le cadre du projet Reflets du patrimoine. En plus de superviser la production de certaines Minutes du patrimoine, il a également produit Scully RDI : D'une Minute à l'autre, une série d'entrevues axées sur les Minutes, suivies de discussions avec des téléspectateurs.»


Outre ces informations accessibles de longue date à quiconque voulait en prendre connaissance, y compris le syndicat représentant les journalistes, l'observateur le moindrement averti ne pouvait pas ignorer certains questionnements en constatant que M. Scully participait à la production d'épisodes des Minutes du patrimoine et qu'il se servait d'une de ses émissions dites d'information pour les diffuser et inciter ses invités à en parler, associant plus qu'étroitement information, publicité et propagande à connotation partisane dans un même format télévisuel. Il ne s'agit plus de confusion des genres journalistiques, mais bien de confusion des genres médiatiques.


Bien plus que les contributions secrètes du gouvernement fédéral à ses entrevues de la série Le Canada du millénaire, par l'intermédiaire du controversé Bureau d'information du Canada, l'utilisation des Minutes dans le cadre des émissions d'information produites par M. Scully aurait dû sonner l'alarme il y a plusieurs mois et inciter les responsables de l'information radio-canadienne à intervenir promptement, comme le leur dictent leurs devoirs et responsabilités.


L'Affaire Scully vue de cette façon, il ne faut pas sous-estimer le risque, pour ces mêmes responsables de l'information à la SRC, de toute révélation entourant le financement gouvernemental d'émissions dites d'information, ou encore de l'utilisation de telles émissions comme prétextes pour mettre en valeur un produit publicitaire, sinon propagandiste, auquel le journaliste Scully aurait pris part.


Chacune des révélations que pouvait faire Normand Lester devenait menaçante et soulevait obligatoirement la question de la compétence des responsables relativement à leur indifférence, sinon leur consentement, face à des transgressions aux Normes et pratiques journalistiques aussi importantes que visibles. On comprend ainsi l'intérêt stratégique de certains à diriger les attaques vers le journaliste Lester et la confrérie journalistique, alors que la politique d'information de Radio-Canada affirme qu'il leur faut s'assurer que les émissions d'information que l'on souhaite acheter respectent les normes journalistiques de la SRC.


Cette surveillance relève de la responsabilité des cadres de Radio-Canada. Ce sont ces mêmes cadres qui ont le pouvoir de décréter la tenue d'une enquête transparente et indépendante entourant l'affaire Scully. Mais ils ont aussi le pouvoir de l'étouffer, quitte à miner gravement la crédibilité de la Société Radio-Canada en matière d'information, donnant ainsi un peu plus de raisons de craindre que ce prestigieux et nécessaire diffuseur public se transforme lentement en diffuseur d'État, au prix de sa légitimité démocratique.